Le tribunal de commerce de Paris, saisi par Conforama, a demandé au magazine Challenges de retirer de son site un article faisant état des difficultés économiques de l’enseigne et du lancement d’une « procédure ad hoc ». Ce nouveau mécanisme pour les firmes en difficulté, créé par les ordonnances Macron, est censé rester confidentiel. Les juges ont décidé que cette exigence devait primer sur le droit à l’information du public et que l’article publié, bien que vrai, n’était pas une « une question d’intérêt général » - malgré le fait que l’enseigne concernée ait pignon sur rue et emploie plusieurs milliers de personnes en France. La rédaction de Challenges a annoncé son intention de faire appel de la décision.
Cette décision semble confirmer toutes les craintes sur l’usage abusif de la notion de « secret des affaires », notamment par les tribunaux de commerce, pour protéger les dirigeants d’entreprises des regards du public et des journalistes. « Peut-on encore enquêter en France sur les entreprises en difficulté ? Pour la justice française, c’est non », s’inquiète ainsi le collectif Informer n’est pas un délit. Rassemblant des journalistes d’investigation, ce dernier s’inquiète également que cette décision du tribunal de commerce s’appuie sur « une jurisprudence récente de la Cour de cassation qui considère les entreprises comme des personnes » dont les droits et les libertés seraient « à protéger face aux enquêtes journalistiques » [1].
Comme le souligne Mediapart, la décision de censure du tribunal de commerce de Paris est d’autant plus absurde qu’il est de notoriété publique que la maison mère de Conforama, la firme sud-africain Steinhoff International (qui a racheté l’enseigne à Kering), est actuellement dans la tourmente en raison d’une dette insoutenable et de fraudes comptables de grande ampleur. « Ses comptes n’étant pas publics, les liens réels qui lient la chaîne de distribution française avec Steinhoff International sont inconnus, même si tout laisse à penser que le rachat par le groupe sud-africain en 2011 a été réalisé selon les modes financières actuelles : une pincée de capital et des montagnes de dettes », estime Martine Orange. En tout état de cause, la révélation des difficultés de Conforama n’a rien de sensationnel.
La transposition de la directive européenne se prépare
Tout ceci intervient alors que le secret des affaires n’a toujours pas d’existence légale en France. La directive européenne sur le secret des affaires avait finalement adoptée au printemps 2016 malgré une vive contestation de nombreux secteurs de la société civile (journalistes, syndicats, associations de protection des consommateurs ou des lanceurs d’alerte) - lire nos articles ici et là. La France a deux ans - jusqu’en juillet 2018 - pour la transposer dans le droit national.
Le ministère de la Justice, que nous avons interrogé à ce sujet, nous a répondu que « la transposition aura lieu » dans les temps et que « tous les acteurs concernés seront appelés à faire valoir leur point de vue » le moment venu.
En attendant que les citoyens et la société civile aient un droit de regard sur cette transposition, les promoteurs du secret des affaires s’activent. Un avocat d’affaires se vante ainsi sur son site d’avoir « largement contribué » à la transposition (« Ce type de déclarations n’engage que leurs auteurs », nous a-t-on répondu au ministère de la Justice). De son côté, la section française de l’Association internationale pour la protection de la propriété intellectuelle a récemment organisé une conférence sur ce thème à la Maison de la Chimie à Paris pour présenter ses propositions au gouvernement.
L’enjeu est de taille puisque le gouvernement français a la possibilité de durcir considérablement les dispositions de la directive européenne, en particulier en ce qui concerne le volet répressif. Ce que souhaitent certains milieux en France. Rappelons que la loi proposée début 2015 au niveau français - qui avait finalement été abandonnée devant la levée de boucliers qu’elle avait suscitée, laissant la place au processus européen - prévoyait des peines criminelles allant jusqu’à 3 ans de prison et 375 000 euros d’amendes pour ceux qui porteraient atteinte au secret des affaires.
Olivier Petitjean
Article publié initialement par l’Observatoire des multinationales le 6 février 2018
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